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il plane au-dessus de tous ces éminents penseurs européens ; ils ne sont bons qu’à lui fournir des matériaux pour ses concetti. Il prend une idée à l’un d’eux, l’accouple à son contraire et le tour est fait. Le crime existe, le crime n’existe pas ; il n’y a pas de justice, il n’y a pas de justes ; l’athéisme, le darwinisme, les cloches de Moscou… Mais, hélas ! il ne croit plus aux cloches de Moscou ; Rome, les lauriers… Mais il ne croit même plus aux lauriers… Ici l’accès obligé de spleen byronien, une grimace de Heine, une boutade Petchorine, — et la machine repart… « Du reste, louez-moi, louez-moi, j’adore les éloges ; si je dis que je dépose la plume, c’est pure coquetterie de ma part ; attendez, je vous ennuierai encore trois cents fois, vous vous fatiguerez de me lire… »

Comme bien on pense, cette élucubration ne fut pas écoutée jusqu’au bout sans murmures, et le pire, c’est que Karmazinoff provoqua lui-même les interruptions qui égayèrent la fin de sa lecture. Depuis longtemps déjà le public toussait, se mouchait, faisait du bruit avec ses pieds, bref, donnait les marques d’impatience qui ont coutume de se produire quand, dans une matinée littéraire, un lecteur, quel qu’il soit, occupe l’estrade plus de vingt minutes. Mais le grand écrivain ne remarquait rien de tout cela et continuait le plus tranquillement du monde à débiter ses jolies phrases. Tout à coup, au fond de la salle, retentit une voix isolée, mais forte :

— Seigneur, quelles fadaises !

Ces mots furent dits, j’en suis convaincu, sans aucune arrière- pensée de manifestation : c’était le cri involontaire d’un auditeur excédé. M. Karmazinoff s’arrêta, promena sur l’assistance un regard moqueur et demanda du ton d’un chambellan atteint dans sa dignité :

— Il paraît, messieurs, que je ne vous ai pas mal ennuyés ?

Parole imprudente au premier chef, car, en interrogeant ainsi le public, il donnait par cela même à n’importe quel goujat la possibilité et, en quelque sorte, le dr