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la première partie de la lecture, ils n’y comprirent goutte ; aussi n’écoutèrent-ils la seconde que par politesse. À la vérité, il était beaucoup parlé d’amour, de l’amour du génie pour une certaine personne, mais j’avoue que cela n’avait pas très bonne grâce. À mon avis, ce petit homme bedonnant prêtait un peu au ridicule en racontant l’histoire de son premier baiser… Comme de juste, ces amours ne ressemblent pas à celles de tout le monde, elles sont encadrées dans un paysage tout particulier. Là croissent des genêts. (Étaient-ce bien des genêts ? En tout cas, c’était une plante qu’il fallait chercher dans un livre de botanique.) Le ciel a une teinte violette que sans doute aucun mortel n’a jamais vue, c’est-à-dire que tous l’ont bien vue, mais sans la remarquer, « tandis que moi », laisse entendre Karmazinoff, « je l’ai observée et je vous la décris, à vous autres imbéciles, comme la chose la plus ordinaire ». L’arbre sous lequel les deux amants sont assis est d’une couleur orange. Ils se trouvent quelque part en Allemagne. Soudain ils aperçoivent Pompée ou Cassius la veille d’une bataille, et le froid de l’extase pénètre l’intéressant couple. On entend le chalumeau d’une nymphe cachée dans les buissons. Glück, dans les roseaux, se met à jouer du violon. Le morceau qu’il joue est nommé en toutes lettres, mais personne ne le connaît, en sorte qu’il faut se renseigner à ce sujet dans un dictionnaire de musique. Sur ces entrefaites, le brouillard s’épaissit, il s’épaissit au point de ressembler plutôt à un million de coussins qu’à un brouillard. Tout d’un coup la scène change : le grand génie traverse le Volga en hiver au moment du dégel. Deux pages et demie de description. La glace cède sous les pas du génie qui disparaît dans le fleuve. Vous le croyez noyé ? Allons donc ! Tandis qu’il est en train de boire une tasse, devant lui s’offre un glaçon, un tout petit glaçon, pas plus gros qu’un pois, mais pur et transparent « comme une larme gelée », dans lequel se reflète l’Allemagne, ou, pour mieux dire, le ciel de l’Allemagne. « À cette vue, je me rappelai la larme qui, tu t’en souviens, jaillit de tes yeux