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des risettes préparées pour le public. Évidemment je n’aurais rien gagné à m’adresser à lui. Ce personnage, convenablement vêtu, paraissait âgé d’une quarantaine d’années ; il était petit, chauve, et porteur d’une barbe grisonnante. Je remarquai surtout qu’à chaque tour qu’il faisait dans la chambre, il levait le bras droit en l’air, brandissait son poing fermé au-dessus de sa tête, et l’abaissait brusquement comme pour assommer un ennemi imaginaire. Il exécutait ce geste à chaque instant. Une sensation de malaise commençait à m’envahir ; je courus entendre Karmazinoff.

III

Dans la salle, les choses semblaient devoir prendre une mauvaise tournure. Je le déclare d’avance : je m’incline devant la majesté du génie ; mais pourquoi donc nos grands hommes, arrivés au terme de leur glorieuse carrière, se comportent-ils parfois comme de vrais gamins ? Pourquoi Karmazinoff se présenta-t-il avec la morgue de cinq chambellans ? Est-ce qu’on peut tenir, une heure durant, un public comme le nôtre attentif à la lecture d’un seul article ? J’ai remarqué qu’en général, dans les matinées littéraires, un écrivain, quel que soit son mérite, joue très gros jeu s’il prétend se faire écouter plus de vingt minutes. À la vérité, lorsque le grand romancier se montra, il fut très respectueusement accueilli : les vieillards mêmes les plus gourmés manifestèrent une curiosité sympathique, et chez les dames il y eut comme de l’enthousiasme. Toutefois on applaudit peu et sans conviction. En revanche, la foule assise aux derniers rangs se tint parfaitement tranquille jusqu’au moment où Karmazinoff prit la parole, et, si alors une manifestation inconvenante se produisit, elle resta isolée. J’ai déjà