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dont elle se croyait entourée. Loin d’ajouter foi à mes paroles, elle m’aurait considéré comme un visionnaire. « Eh ! me dis-je, après tout, que m’importe ? Quand cela commencera, j’ôterai mon nœud de rubans et je rentrerai chez moi. » Je me rappelle avoir prononcé textuellement ces mots : « Quand cela commencera. »

Mais il fallait aller entendre Karmazinoff. En jetant un dernier regard autour de moi, je vis circuler dans les coulisses un certain nombre de gens qui n’y avaient que faire ; parmi ces intrus se trouvaient même des femmes. Ces « coulisses » occupaient un espace assez étroit qu’un épais rideau dérobait à la vue du public ; un corridor postérieur les mettait en communication avec le reste de la maison. C’était là que nos lecteurs attendaient leur tour. Mais en ce moment mon attention fut surtout attirée par celui qui devait succéder sur l’estrade à Stépan Trophimovitch. Maintenant encore je ne suis pas bien fixé sur sa personnalité, j’ai entendu dire que c’était un professeur qui avait quitté l’enseignement à la suite de troubles universitaires. Arrivé depuis quelques jours seulement dans notre ville où l’avaient appelé je ne sais quelle affaire, il avait été présenté à Julie Mikhaïlovna ; et celle-ci l’avait accueilli comme un visiteur de distinction. Je sais maintenant qu’avant la lecture il n’était allé qu’une seule fois en soirée chez elle : il garda le silence tout le temps de sa visite, se bornant à écouter avec un sourire équivoque les plaisanteries risquées qui avaient cours dans l’entourage de la gouvernante ; le mélange d’arrogance et d’ombrageuse susceptibilité qui se manifestait dans ses façons produisit sur tout le monde une impression désagréable. Ce fut Julie Mikhaïlovna elle-même qui le pria de prêter son concours à la solennité littéraire. À présent il se promenait d’un coin à l’autre et marmottait à part soi, comme Stépan Trophimovitch ; seulement, à la différence de ce dernier, il tenait ses yeux fixés à terre au lieu de se regarder dans une glace. Lui aussi souriait fréquemment, mais ses sourires avaient une expression féroce et ne ressemblaient nullement à