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né et consolé, une franche réconciliation eut lieu entre les époux, tout fut oublié, et quand Von Lembke se mit à genoux pour exprimer à sa femme ses profonds regrets de la scène qu’il lui avait faite l’avant-dernière nuit, elle l’arrêta dès les premiers mots en posant d’abord sa charmante petite main, puis ses lèvres sur la bouche du mari repentant…

Aucun nuage n’assombrissait donc les traits de la gouvernante ; superbement vêtue, elle marchait le front haut, le visage rayonnant de bonheur. Il semblait qu’elle n’eût plus rien à désirer ; la fête, — but et couronnement de sa politique, — était maintenant une réalité. En se rendant à leurs places vis-à-vis de l’estrade, les deux Excellences saluaient à droite et à gauche la foule des assistants qui s’inclinaient sur leur passage. La maréchale de la noblesse se leva pour leur souhaiter la bienvenue… Mais alors se produisit un déplorable malentendu : l’orchestre exécuta tout à coup, non une marche quelconque, mais une de ces fanfares qui sont d’usage chez nous, au club, quand dans un dîner officiel on porte la santé de quelqu’un. Je sais maintenant que la responsabilité de cette mauvaise plaisanterie appartient à Liamchine ; ce fut lui qui, en sa qualité de commissaire, ordonna aux musiciens de jouer ce morceau, sous prétexte de saluer l’arrivée des « Lembke ». Sans doute il pouvait toujours mettre la chose sur le compte d’une bévue ou d’un excès de zèle… Hélas ! je ne savais pas encore que ces gens-là n’en étaient plus à chercher des excuses, et qu’ils jouaient leur va- tout dans cette journée. Mais la fanfare n’était qu’un prélude : tandis que le lapsus des musiciens provoquait dans le public des marques d’étonnement et des sourires, au fond de la salle et à la tribune retentirent soudain des hourras, toujours sensément pour faire honneur aux Lembke. Ces cris n’étaient poussés que par un petit nombre de personnes, mais ils durèrent assez longtemps. Julie Mikhaïlovna rougit, ses yeux étincelèrent. Arrivé à sa place, le gouverneur s’arrêta ; puis, se tournant du côté des braillards, il promena sur l’assemblée