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hautement son impatience. Personne non plus n’apparaissait sur l’estrade. Aux derniers rangs, on se mit à applaudir comme au théâtre. « Les Lembke en prennent trop à leur aise », grommelaient, en fronçant le sourcil, les hommes d’âge et les dames. Des rumeurs absurdes commençaient à circuler, même dans la partie la mieux composée de l’assistance : « Il n’y aura pas de fête », chuchotait-on, « Lembke ne va pas bien », etc., etc. Enfin, grâce à Dieu, André Antonovitch arriva, donnant le bras à sa femme. J’avoue que moi-même ne comptais plus guère sur leur présence. À l’apparition du gouverneur et de la gouvernante, un soupir de soulagement s’échappa de toutes les poitrines. Lembke paraissait en parfaite santé ; telle fut, je m’en souviens, l’impression générale, car on peut s’imaginer combien de regards se portèrent sur lui. Je ferai observer que, dans la haute société de notre ville, fort peu de gens étaient disposés à admettre le dérangement intellectuel de Lembke ; on trouvait, au contraire, ses actions tout à fait normales, et l’on approuvait même la conduite qu’il avait tenue la veille sur la place. « C’est ainsi qu’il aurait fallu s’y prendre dès le commencement, déclaraient les gros bonnets. Mais au début on veut faire le philanthrope, et ensuite on finit par s’apercevoir que les vieux errements sont encore les meilleurs, les plus philanthropiques même », — voilà, du moins, comme on en jugeait au club. On ne reprochait au gouverneur que de s’être emporté dans cette circonstance : « il aurait dû montrer plus de sang-froid, on voit qu’il manque encore d’habitude », disaient les connaisseurs.

Julie Mikhaïlovna n’attirait pas moins les regards. Sans doute il ne m’appartient pas, et personne ne peut me demander de révéler des faits qui n’ont eu pour témoin que l’alcôve conjugale ; je sais seulement une chose : le soir précédent, Julie Mikhaïlovna était allée trouver André Antonovitch dans son cabinet ; au cours de cette entrevue, qui se prolongea jusque bien après minuit, le gouverneur fut pardon