Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 2.djvu/152

Cette page n’a pas encore été corrigée

Ces messieurs ne furent pas plus tôt entrés que, d’une commune voix (comme si on leur avait fait la leçon), ils demandèrent où était le buffet ; en apprenant qu’il n’y en avait pas, ils se mirent à clabauder avec une insolence jusqu’alors sans exemple chez nous. Il faut dire que plusieurs d’entre eux se trouvaient en état d’ivresse. Quelques uns, en vrais sauvages qu’ils étaient, restèrent d’abord ébahis devant la magnificence de la salle ; ils n’avaient jamais rien vu de pareil, et pendant un moment ils regardèrent autour d’eux, bouche béante. Quoique anciennement construite et meublée dans le goût de l’Empire, cette grande salle blanche était réellement superbe avec ses vastes dimensions, son plafond revêtu de peintures, sa tribune, ses trumeaux ornés de glaces, ses draperies rouges et blanches, ses statues de marbre, son vieux mobilier blanc et or. Au bout de la chambre s’élevait une estrade destinée aux littérateurs qu’on allait entendre ; des rangs de chaises entre lesquels on avait ménagé de larges passages occupaient toute la salle et lui donnaient l’aspect d’un parterre de théâtre. Mais aux premières minutes d’étonnement succédèrent les questions et les déclarations les plus stupides. « Nous ne voulons peut-être pas de lecture… Nous avons payé… On s’est effrontément joué du public… Les maîtres ici, c’est nous et non Lembke !… » Bref, on les aurait laissés entrer exprès pour faire du tapage qu’ils ne se seraient pas conduits autrement. Je me rappelle en particulier un cas dans lequel se distingua le jeune prince à visage de bois que j’avais vu la veille parmi les visiteurs de Julie Mikhaïlovna. Cédant aux importunités de la gouvernante, il avait consenti à être des nôtres, c’est-à-dire à arborer sur son épaule gauche le nœud de rubans blancs et rouges. Il se trouva que ce personnage immobile et silencieux comme un mannequin savait, sinon parler, du moins agir. À la tête d’une bande de voyous, un ancien capitaine, remarquable par sa figure grêlée et sa taille gigantesque, le sommait impérieusement de lui indiquer le chemin du buffet. Le prince fit signe à un commissaire de police ; l’ordre fut exécuté immédiatement, et le