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qu’il nous avait été donné de voir jusqu’alors dans notre localité. Pendant quinze jours on n’entendit parler en ville que d’anecdotes empruntées à la vie privée de diverses familles ; nos plaisantins servaient tout chauds ces racontars à Julie Mikhaïlovna et à sa cour. Il circulait aussi des caricatures. J’ai vu moi-même dans l’album de la gouvernante plusieurs dessins de ce genre. Malheureusement les gens tournés en ridicule étaient loin d’ignorer tout cela. Ainsi s’explique, à mon sens, la haine implacable que dans tant de maisons on avait vouée à Julie Mikhaïlovna. À présent c’est un tollé universel. Mais il était clair d’avance que, si le comité donnait la moindre prise sur lui, si le bal laissait quelque peu à désirer, l’explosion de la colère publique atteindrait des proportions inouïes. Voilà pourquoi chacun in petto s’attendait à un scandale ; or, du moment que le scandale était dans les prévisions de tout le monde, comment aurait-il pu ne pas se produire ?

À midi précis, une ritournelle d’orchestre annonça l’ouverture de la fête. En ma qualité de commissaire, j’ai eu le triste privilège d’assister aux premiers incidents de cette honteuse journée. Cela commença par une effroyable bousculade à la porte. Comment se fait-il que les mesures d’ordre aient été si mal prises ? Je n’accuse pas le vrai public : les pères de famille attendaient patiemment leur tour ; si élevé que pût être leur rang dans la société, ils ne s’en prévalaient point pour passer avant les autres ; on dit même qu’en approchant du perron, ils furent déconcertés à la vue de la foule tumultueuse qui assiégeait l’entrée et se ruait à l’assaut de la maison. C’était un spectacle inaccoutumé dans notre ville. Cependant les équipages ne cessaient d’arriver ; bientôt la circulation devint impossible dans la rue. Au moment où j’écris, des données sûres me permettent d’affirmer que Liamchine, Lipoutine et peut-être un troisième commissaire laissèrent entrer sans billets des gens appartenant à la lie du peuple. On constata même la présence d’individus que personne ne connaissait et qui étaient venus de districts éloignés.