Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 2.djvu/148

Cette page n’a pas encore été corrigée

tenant ce langage, le comité n’avait voulu que mettre la puce à l’oreille de Julie Mikhaïlovna, lui-même imagina une troisième solution qui conciliait tout : on donnerait une fête très convenable sous tous les rapports, mais sans champagne, et, de la sorte, il resterait, tous frais payés, une somme sérieuse, de beaucoup supérieure à quatre-vingt-dix roubles. Ce moyen terme était fort raisonnable ; malheureusement il ne plut pas à Julie Mikhaïlovna, dont le caractère répugnait aux demi-mesures. Dans un discours plein de feu elle déclara au comité que si la première idée était impraticable, il fallait se rabattre sur la seconde, savoir, la réalisation d’une recette colossale qui ferait de notre province un objet d’envie pour toutes les autres. « Le public doit enfin comprendre », acheva-t-elle, « que l’accomplissement d’un dessein humanitaire l’emporte infiniment sur les fugitives jouissances du corps, que la fête n’est au fond que la proclamation d’une grande idée ; il faut donc se contenter du bal le plus modeste, le plus économique, si l’on ne peut pas rayer absolument du programme un délassement inepte, mais consacré par l’usage ! » Elle avait soudain pris le bal en horreur. On réussit cependant à la calmer. Ce fut alors, par exemple, qu’on inventa le « quadrille de la littérature » et les autres choses esthétiques destinées à remplacer les jouissances du corps. Ce fut alors aussi que Karmazinoff, qui jusqu’à ce moment s’était fait prier, consentit définitivement à lire Merci pour étouffer tout velléité gastronomique dans l’esprit de notre gourmande population ; grâce à ces ingénieux expédients, le bal, d’abord très compromis, allait redevenir superbe, sous un certain rapport du moins. Toutefois, pour ne pas se perdre totalement dans les nuages, le comité admit la possibilité de servir quelques rafraîchissements : du thé au commencement du bal, de l’orgeat et de la limonade au milieu, des glaces à la fin, — rien de plus. Mais il y a des gens qui ont toujours faim et surtout soif : comme concession à ces estomacs exigeants, on résolut d’installer dans la pièce du fond un buffet spécial dont Prokhoritch (