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ou même que celle- ci serait coupée par un entracte pour permettre aux auditeurs de se restaurer ; naturellement on comptait sur un déjeuner gratuit et arrosé de champagne. Le prix énorme du billet (trois roubles) semblait autoriser jusqu’à un certain point cette conjecture. « Serait-ce la peine de souscrire, pour s’en retourner chez soi le ventre creux ? Si vous gardez les gens vingt-quatre heures, il faut les nourrir. Sinon, on mourra de faim », voilà comment raisonnait notre public. Je dois avouer que Julie Mikhaïlovna elle-même contribua par son étourderie à accréditer ce bruit fâcheux. Un mois auparavant, encore tout enthousiasmée du grand projet qu’elle avait conçu, la gouvernante parlait de sa fête au premier venu, et elle avait fait annoncer dans une feuille de la capitale que des toasts seraient portés à cette occasion. L’idée de ces toasts la séduisait tout particulièrement : elle voulait les porter elle- même, et, en attendant, elle composait des discours pour la circonstance. Ce devait être un moyen d’arborer notre drapeau (quel était-il ? je parierais que la pauvre femme n’était pas encore fixée sur ce point) ; ces discours seraient insérés sous forme de correspondances dans les journaux pétersbourgeois, ils rempliraient de joie l’autorité supérieure, ensuite ils se répandraient dans toutes les provinces où l’on ne manquerait pas d’admirer et d’imiter de telles manifestations. Mais pour les toasts il faut du champagne, et, comme on ne boit pas de champagne à jeun, le déjeuner s’imposait. Plus tard, quand, grâce aux efforts de la gouvernante, un comité eut été formé pour étudier les voies et moyens d’exécution, il prouva clair comme le jour à Julie Mikhaïlovna que, si l’on donnait un banquet, le produit net de la fête se réduirait à fort peu de chose, quelque abondante que fût la recette brute. On avait donc le choix entre deux alternatives : ou banqueter, toaster et encaisser quatre-vingt-dix roubles pour les institutrices, ou réaliser une somme importante avec une fête qui, à proprement parler, n’en serait pas une. Du reste, en