Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 2.djvu/146

Cette page n’a pas encore été corrigée

devenus avocats ; de juges de paix éclairés, des marchands en train de s’éclairer, d’innombrables séminaristes, des femmes de réputation équivoque, — voilà ce qui prit tout à coup le dessus chez nous, et sur qui donc ? Sur le club, sur des fonctionnaires d’un rang élevé, sur des généraux à jambes de bois, sur les dames les plus estimables de notre société.

Je le répète, au début un petit nombre de gens sérieux avaient échappé à la contagion de cette folie et s’étaient même claquemurés dans leurs maisons. Mais quelle réclusion peut tenir contre une loi naturelle ? Dans les familles les plus rigoristes il y a, comme ailleurs, des fillettes pour qui la danse est un besoin. En fin de compte, ces personnes graves souscrivirent, elles aussi, pour la fête au profit des institutrices. Le bal promettait d’être si brillant ! d’avance on en disait merveille, le bruit courait qu’on y verrait des princes étrangers, des célébrités politiques de Pétersbourg, dix commissaires choisis parmi les plus fringants cavaliers et portant un nœud de rubans sur l’épaule gauche. On ajoutait que, pour grossir la recette, Karmazinoff avait consenti à lire son Merci, déguisé en institutrice provinciale. Enfin, dans le « quadrille de la littérature », chacun des danseurs serait costumé de façon à représenter une tendance. Comment résister à tant d’attractions ? Tout le monde souscrivit.

II

Les organisateurs de la fête avaient décidé qu’elle se composerait de deux parties : une matinée littéraire, de midi à quatre heures, et un bal qui commencerait à neuf heures pour durer toute la nuit. Mais ce programme même recélait déjà des éléments de désordre. Dès le principe le bruit se répandit en ville qu’il y aurait un déjeuner aussitôt après la matinée littéraire,