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entrevu pareil bonheur. Et à présent il ira débiner les socialistes !

— C’est impossible, Pierre Stépanovitch. Le socialisme est une trop grande idée pour que Stépan Trophimovitch ne l’admette pas, répliqua avec énergie Julie Mikhaïlovna.

— L’idée est grande, mais ceux qui la prêchent ne sont pas toujours des géants, et laissons là, mon cher, dit Stépan Trophimovitch en s’adressant à son fils.

Alors survint la circonstance la plus imprévue. Depuis quelque temps déjà Von Lembke était dans le salon, mais personne ne semblait remarquer sa présence, quoique tous l’eussent vu entrer. Toujours décidée à punir son mari, Julie Mikhaïlovna ne s’occupait pas plus de lui que s’il n’avait pas été là. Assis non loin de la porte, le gouverneur écoutait la conversation d’un air sombre et sévère. En entendant les allusions aux événements de la matinée, il commença à donner des signes d’agitation et fixa ses yeux sur le prince ; son attention était évidemment attirée par le faux col extraordinaire que portait ce visiteur ; puis il eut comme un frisson soudain lorsqu’il perçut la voix de Pierre Stépanovitch et qu’il vit le jeune homme s’élancer dans la chambre. Mais Stépan Trophimovitch venait à peine d’achever sa phrase sur les socialistes, que Von Lembke s’avançait brusquement vers lui ; il poussa même Liamchine qui se trouvait sur son passage ; le Juif se recula vivement, feignit la stupéfaction et se frotta l’épaule, comme si on lui avait fait beaucoup de mal.

— Assez ! dit Von Lembke, et, saisissant avec énergie la main de Stépan Trophimovitch effrayé, il la serra de toutes ses forces dans la sienne. — Assez, les flibustiers de notre temps sont connus. Pas un mot de plus. Les mesures sont prises…

Ces mots prononcés d’une voix vibrante retentirent dans tout le salon. L’impression fut pénible. Tout le monde eut le pressentiment d’un malheur. Je vis Julie Mikhaïlovna pâlir. Un sot accident ajouta encore à l’effet de cette scène.