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rément. Et après cela vous viendrez nous parler de votre indifférence à l’endroit de la patrie, vous voudrez nous faire croire que vous ne vous intéressez qu’aux eaux de Karlsruhe ! Ha, ha !

— Oui, il est vrai, répondit en minaudant Karmazinoff, — que j’ai incarné dans le personnage de Pogojeff tous les défauts des slavophiles, et dans celui de Nikodimoff tous les défauts des zapadniki[26]…

— Oh ! il en a bien oublié quelques uns ! fit à demi-voix Liamchine.

— Mais je ne m’occupe de cela qu’à mes moments perdus, à seule fin de tuer le temps et… de donner satisfaction aux importunes exigences de mes compatriotes.

— Vous savez probablement, Stépan Trophimovitch, reprit avec enthousiasme Julie Mikhaïlovna, — que demain nous aurons la joie d’entendre un morceau charmant… une des dernières et des plus exquises productions de Sémen Égorovitch, — elle est intitulée _Merci_. Il déclare dans cette pièce qu’il n’écrira plus, pour rien au monde, lors même qu’un ange du ciel ou, pour mieux dire, toute la haute société le supplierait de revenir sur sa résolution. En un mot, il dépose la plume pour toujours, et ce gracieux _Merci_ est adressé au public dont les ardentes sympathies n’ont jamais fait défaut durant tant d’années à Sémen Égorovitch.

La gouvernante jubilait.

— Oui, je ferai mes adieux ; je dirai mon _Merci, _et puis j’irai m’enterrer là-bas… à Karlsruhe, reprit Karmazinoff dont la fatuité s’épanouissait peu à peu. — Nous autres grands hommes, quand nous avons accompli notre œuvre, nous n’avons plus qu’à disparaître, sans chercher de récompense. C’est ce que je ferai.

— Donnez-moi votre adresse, et j’irai vous voir à Karlsruhe, dans votre tombeau, dit en riant à gorge déployée le docteur allemand.