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— …Doit présenter un aspect uniforme, répéta exprès Stépan Trophimovitch en traînant négligemment la voix sur chaque mot. — Telle a été ma vie durant tout ce quart de siècle, _et comme on trouve partout plus de moines que de raison, _la conséquence a été que durant ces vingt-cinq ans je…

— C’est charmant, les moines, murmura la gouvernante en se penchant vers Barbara Pétrovna assise à côté d’elle.

Un regard rayonnant de fierté fut la réponse de la générale Stavroguine. Mais Karmazinoff ne put digérer le succès de la phrase française, et il se hâta d’interrompre Stépan Trophimovitch.

— Quant à moi, dit-il de sa voix criarde, — je ne me tracasse pas à ce sujet, voilà déjà sept ans que j’ai élu domicile à Karlsruhe. Et quand, l’année dernière, le conseil municipal a décidé l’établissement d’une nouvelle conduite d’eau, j’ai senti que cette question des eaux de Karlsruhe me tenait plus fortement au cœur que toutes les questions de ma chère patrie… que toutes les prétendues réformes d’ici.

— On a beau faire, on s’y intéresse malgré soi, soupira Stépan Trophimovitch en inclinant la tête d’un air significatif.

Julie Mikhaïlovna était radieuse ; la conversation devenait profonde et manifestait une « tendance ».

— Un tuyau d’égout ? demanda d’une voix sonore le médecin allemand.

— Une conduite d’eau, docteur, et je les ai même aidés alors à rédiger le projet.

Le vieillard éclata de rire ; son exemple trouva de nombreux imitateurs, mais ce fut de lui qu’on rit ; du reste, il ne s’en aperçut pas, et l’hilarité générale lui fit grand plaisir.

— Permettez-nous de n’être pas de votre avis, Karmazinoff, s’empressa d’observer Julie Mikhaïlovna. — Il se peut que vous aimiez Karlsruhe, mais vous vous plaisez à mystifier les gens, et cette fois nous ne vous croyons pas. Quel est parmi les écrivains russes celui qui a mis en scène le plus de types contemporains, deviné avec la plus lumineuse prescience les questions actuelles ? C’est vous assu