ne tarda pas à se remplir. Barbara Pétrovna était dans un état particulier d’excitation, bien qu’elle feignît l’indifférence ; à deux ou trois reprises je la vis regarder Karmazinoff avec malveillance et Stépan Trophimovitch avec colère. Cette irritation était prématurée, et elle provenait d’un amour inquiet : si, dans cette circonstance, Stépan Trophimovitch avait été terne, s’il s’était laissé éclipser devant tout le monde par Karmazinoff, je crois que Barbara Pétrovna se serait élancée sur lui et l’aurait battu. J’ai oublié de mentionner parmi les personnes présentes Élisabeth Nikolaïevna ; jamais encore je ne l’avais vue plus gaie, plus insouciante, plus joyeuse. Avec Lisa se trouvait aussi, naturellement, Maurice Nikolaïévitch. Puis, dans la foule des jeunes dames et des jeunes gens d’assez mauvais ton qui formaient l’entourage habituel de Julie Mikhaïlovna, je remarquai deux ou trois visages nouveaux : un Polonais de passage dans notre ville, un médecin allemand, vieillard très vert encore, qui riait brusquement à tout propos, et enfin un tout jeune prince arrivé de Pétersbourg, figure automatique engoncée dans un immense faux col. La gouvernante traitait ce dernier visiteur avec une considération visible et même paraissait inquiète de l’opinion qu’il pourrait avoir de son salon…
— Cher monsieur Karmazinoff, dit Stépan Trophimovitch qui s’assit sur un divan dans une attitude pittoresque et qui se mit soudain à susseyer tout comme le grand romancier, — cher monsieur Karmazinoff, la vie d’un homme de notre génération, quand il possède certains principes, doit, même pendant une durée de vingt- cinq ans, présenter un aspect uniforme…
Croyant sans doute avoir entendu quelque chose de fort drôle, l’Allemand partit d’un bruyant éclat de rire. Stépan Trophimovitch le considéra d’un air étonné qui, du reste, ne fit aucun effet sur le vieux docteur. Le prince se tourna aussi vers ce dernier et l’examina nonchalamment avec son pince-nez.