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un badaud, et quand ensuite je promenai mes yeux autour de moi, je n’aperçus plus Stépan Trophimovitch. Instinctivement je me mis tout de suite à le chercher dans l’endroit le plus dangereux ; je devinais que lui aussi était hors de ses gonds. Je le découvris en effet au beau milieu de la bagarre. Je me rappelle que je le saisis par le bras, mais il me regarda avec une dignité calme et imposante :

— Cher, dit-il d’une voix où vibrait une corde prête à se briser, — si, ici, sur la place, devant nous, ils procèdent avec un tel sans gêne, qu’attendre de _ce_… dans le cas où il agirait sans contrôle ?

Et, tremblant d’indignation, il montra avec un geste de défi le commissaire de police qui, debout à deux pas, nous faisait de gros yeux.

_— De ce ! _s’écria Flibustiéroff, ivre de colère. — Ce, quoi ? Et toi, qui es-tu ? En prononçant ces mots, il fermait les poings et s’avançait vers nous. — Qui es-tu ? répéta-t-il avec rage. (Je noterai que le visage de Stépan Trophimovitch était loin de lui être inconnu.) Encore un moment, et sans doute il aurait pris au collet mon audacieux compagnon ; par bonheur, Lembke tourna la tête de notre côté en entendant crier le commissaire de police. Le gouverneur attacha sur Stépan Trophimovitch un regard indécis, mais attentif, comme s’il eût cherché à recueillir ses idées, puis il fit tout à coup un geste d’impatience. Flibustiéroff ne dit plus mot. J’entraînai Stépan Trophimovitch hors de la foule. Du reste, lui-même peut-être avait envie de battre en retraite.

— Rentrez chez vous, rentrez chez vous, insistai-je, — si l’on ne nous a pas battus, c’est sans doute grâce à Lembke.

— Allez-vous en, mon ami, je me reproche de vous faire courir des dangers. Vous êtes jeune, vous avez de l’avenir ; moi, mon heure a sonné.

Il monta d’un pas ferme le perron de la maison du gouverneur. Le suisse me connaissait, je lui dis que nous nous rendions tous deux chez Julie Mikhaïlovna. Nous attendîmes dans le salon de réception. Je ne voulais pas aba