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se rencontrant en ballon pour dire la vérité. » (Comme on le voit, le trouble de ses idées se trahissait dans l’incohérence de ses images.) « C’est vous, vous, madame, qui m’avez fait quitter mon ancien poste : je n’ai accepté cette place que pour vous, pour satisfaire votre ambition… Vous souriez ironiquement ? Ne vous hâtez pas de triompher. Sachez, madame, sachez que je pourrais, que je saurais me montrer à la hauteur de cette place, que dis-je ? de dix places semblables à celle-ci, car je ne manque pas de capacités ; mais avec vous, madame, c’est impossible, attendu que vous me faites perdre tous mes moyens. Deux centres ne peuvent coexister, et vous en avez organisé deux : l’un chez moi, l’autre dans votre boudoir, — deux centres de pouvoir, madame, mais je ne permets pas cela, je ne le permets pas ! Dans le service comme dans le ménage l’autorité doit être une, elle ne peut se scinder… Comment m’avez-vous récompensé ? s’écria-t-il ensuite, — quelle a été notre vie conjugale ? Sans cesse, à tout heure, vous me démontriez que j’étais un être nul, bête et même lâche ; moi, j’étais réduit à la nécessité de vous démontrer sans cesse, à toute heure, que je n’étais ni une nullité, ni un imbécile, et que j’étonnais tout le monde par ma noblesse : — eh bien, n’était-ce pas une situation humiliante de part et d’autre ? » En prononçant ces mots, il frappait du pied sur le tapis. Julie Mikhaïlovna se redressa d’un air de dignité hautaine. André Antonovitch se calma aussitôt ; mais sa colère fit place à un débordement de sensibilité. Pendant cinq minutes environ, il sanglota (oui, il sanglota) et se frappa la poitrine : le silence obstiné de sa femme le mettait hors de lui. À la fin, il s’oublia au point de laisser percer sa jalousie à l’endroit de Pierre Stépanovitch ; puis, sentant combien il avait été bête, il entra dans une violente colère. « Je ne permettrai pas la négation de Dieu, cria-t-il, — je fermerai votre salon aussi antinational qu’antireligieux ; croire en Dieu est une obligation pour un gouverneur, et par conséquent aussi pour sa femme ; je ne souffrirai plus de jeunes gens autour de vous… Par dignité personnelle, vous auriez dû, madame, vous intéresser à votre mari et ne pas laisser mettre en doute