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prendre le temps de défaire ses papillotes, et s’apprêta à écouter d’un air sarcastique. Alors, pour la première fois, elle comprit dans quel état d’esprit se trouvait André Antonovitch, et elle s’en effraya à part soi. Mais, au lieu de rentrer en elle-même, de s’humaniser, elle affecta de se montrer plus intraitable que jamais. Chaque femme a sa manière de mettre son mari à la raison. Le procédé de Julie Mikhaïlovna consistait dans un dédaigneux silence qu’elle observait pendant une heure, deux heures, vingt-quatre heures, parfois durant trois jours ; André Antonovitch pouvait dire ou faire tout ce qu’il voulait, menacer même de se jeter par la fenêtre d’un troisième étage, sa femme n’ouvrait pas la bouche, — pour un homme sensible il n’y a rien d’insupportable comme un pareil mutisme ! La gouvernante était-elle fâchée contre un époux qui, non content d’accumuler depuis quelques jours bévues sur bévues, prenait ombrage des capacités administratives de sa femme ? Avait-elle sur le cœur les reproches qu’il lui avait adressés au sujet de sa conduite avec les jeunes gens et avec toute notre société, sans comprendre les hautes et subtiles considérations politiques dont elle s’inspirait ? Se sentait-elle offensée de la sotte jalousie qu’il témoignait à l’égard de Pierre Stépanovitch ? Quoi qu’il en soit, maintenant encore Julie Mikhaïlovna résolut de tenir rigueur à son mari, nonobstant l’agitation inaccoutumée à laquelle elle le voyait en proie.

Tandis qu’il arpentait de long en large le boudoir de sa femme, Von Lembke se répandit en récriminations aussi décousues que violentes. Il commença par déclarer que tout le monde se moquait de lui et le « menait par le nez ». — « Qu’importe la vulgarité de l’expression ! vociféra-t-il en surprenant un sourire sur les lèvres de sa femme, — le mot n’y fait rien, la vérité est qu’on me mène par le nez !…Non, madame, le moment est venu ; sachez qu’à présent il ne s’agit plus de rire et que les manèges de la coquetterie féminine ne sont plus de saison. Nous ne sommes pas dans le boudoir d’une petite-maîtresse, nous sommes en quelque sorte deux êtres abstraits