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supposer que je sois avec ces drôles, avec ces folliculaires, avec mon fils Pierre Stépanovitch, _avec ces esprits forts de la lâcheté ? _ Ô Dieu !

— Bah, mais ne vous aurait-on pas confondu… Du reste, c’est absurde, cela ne peut pas être ? observai-je.

_— Savez-vous, _éclata-t-il brusquement, — il y a des minutes où je sens _que je ferai là-bas quelque esclandre._ Oh ! ne vous en allez pas, ne me laissez pas seul ! _Ma carrière est finie aujourd’hui, je le sens._ Vous savez, quand je serai là, je m’élancerai peut-être sur quelqu’un et je le mordrai, comme ce sous-lieutenant…

Il fixa sur moi un regard étrange où se lisaient à la fois la frayeur et le désir d’effrayer. À mesure que le temps s’écoulait sans qu’on vît apparaître la « kibitka », son irritation grandissait de plus en plus et devenait même de la fureur. Tout à coup un bruit se produisit dans l’antichambre : c’était Nastasia qui, par mégarde, avait fait tomber un portemanteau. Stépan Trophimovitch trembla de tous ses membres et pâlit affreusement ; mais, quand il sut à quoi se réduisait le fait qui lui avait causé une telle épouvante, peu s’en fallut qu’il ne renvoyât brutalement la servante à la cuisine. Cinq minutes après il reprit la parole en me regardant avec une expression de désespoir.

— Je suis perdu ! gémit-il, et il s’assit soudain à côté de moi ; _cher, _je ne crains pas la Sibérie, _oh ! je vous le jure, _ajouta-t-il les larmes aux yeux, — c’est autre chose qui me fait peur…

Je devinai à sa physionomie qu’une confidence d’une nature particulièrement pénible allait s’échapper de ses lèvres.

— Je crains la honte, fit-il à voix basse.

— Quelle honte ? Mais, au contraire, soyez persuadé, Stépan Trophimovitch, que tout cela s’éclaircira aujourd’hui même, et que cette affaire se terminera à votre avantage…

— Vous êtes si sûr qu’on me pardonnera ?