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pas appeler la chose autrement, — à quelque forte secousse domestique, et notamment à son malheureux mariage. Moi qui ai étudié à fond notre pauvre Russie, et consacré toute ma vie au peuple russe, je puis vous assurer qu’il ne le connaît pas, et que de plus…

— Moi non plus je ne connais nullement le peuple russe, et… je n’ai pas le temps de l’étudier ! fit brusquement l’ingénieur interrompant Stépan Trophimovitch au beau milieu de sa phrase.

— Il l’étudie, il l’étudie, remarqua Lipoutine, — il a déjà commencé à l’étudier, il est en train d’écrire un article très curieux sur les causes qui multiplient les cas de suicide en Russie, et, d’une façon générale, sur les influences auxquelles est due l’augmentation ou la diminution des suicides dans la société. Il est arrivé à des résultats étonnants.

L’ingénieur se fâcha.

— Vous n’avez aucunement le droit de dire cela, grommela-t-il avec colère, — je ne fais pas du tout d’article. Je ne donne pas dans ces stupidités. Je vous ai demandé quelques renseignements en confidence et tout à fait par hasard. Il n’est pas question d’article ; je ne publie rien, et vous n’avez pas le droit…

Cette irritation semblait faire le bonheur de Lipoutine.

— Pardon, j’ai pu me tromper en donnant le nom d’article à votre travail littéraire. Alexis Nilitch se borne à recueillir des observations et ne touche pas du tout au fond de la question, à ce qu’on pourrait appeler son côté moral ; bien plus, il repousse absolument la morale elle-même et tient pour le principe moderne de la destruction universelle comme préface à la réforme sociale. Il réclame plus de cent millions de têtes pour établir en Europe le règne du bon sens : c’est beaucoup plus qu’on n’en a demandé au dernier congrès de la paix. En ce sens, Alexis Nilitch va plus loin que personne.

L’ingénieur écoutait, un pâle et méprisant sourire sur les lèvres. Pendant une demi-minute, tout le monde se tut.

— Tout cela est bête, Lipoutine, dit enfin avec une certaine