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cela en un clin d’œil, et, à l’instant sans doute, comprit tout, c’est-à-dire, que je savais qui il était, que je l’avais lu, que je l’admirais depuis mon enfance, et qu’en ce moment je me sentais troublé devant lui. Il sourit, inclina encore une fois la tête, et se mit en marche dans la direction que je lui avais indiquée. J’ignore comment il se fit qu’au lieu de continuer ma route, je le suivis à quelques pas de distance. Tout à coup il s’arrêta de nouveau.

— Ne pourriez-vous pas me dire où je trouverais une station de fiacres ? me cria-t-il.

Vilain cri ! vilaine voix !

— Une station de fiacres ? Mais il y en a une à deux pas d’ici… près de la cathédrale ; c’est toujours là que les cochers se tiennent, répondis-je, et peu s’en fallut que je ne courusse chercher une voiture à Karmazinoff. Je présume qu’il attendait justement cela de moi. Bien entendu, je me ravisai à l’instant même et n’en fis rien, mais mon mouvement ne lui échappa point, et l’odieux sourire de tout à l’heure reparut sur ses lèvres. Alors se produisit un incident que je n’oublierai jamais.

Il laissa soudain tomber un sac minuscule qu’il tenait dans sa main gauche. Du reste, ce n’était pas, à proprement parler, un sac, mais une petite boîte, ou plutôt un petit portefeuille, ou, mieux encore, un ridicule dans le genre de ceux que les dames portaient autrefois. Enfin, je ne sais pas ce que c’était ; tout ce que je sais, c’est que je me précipitai pour ramasser cet objet.

Je suis parfaitement convaincu que je ne le ramassai pas, mais le premier mouvement fait par moi était incontestable, il n’y avait plus moyen de le cacher, et je rougis comme un imbécile. Le malin personnage tira aussitôt de la circonstance tout ce qu’il lui était possible d’en tirer.

— Ne vous donnez pas la peine, je le ramasserai moi-même, me dit-il avec une grâce exquise quand il fut bien sûr que je ne lui rendrais pas ce service. Puis il ramassa son ridicule en ayant l’air de prévenir ma politesse, et s’éloigna,