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pardonner ni ma perspicacité, ni mon mécontentement. Certes, dans le cas présent, mon irritation était fort bête mais l’amitié la plus vive ne résiste guère à un tête-à-tête indéfiniment prolongé. Sous plusieurs rapports, Stépan Trophimovitch se rendait un compte exact de sa situation, et même il en précisait très finement les côtés sur lesquels il ne croyait pas nécessaire de garder le silence.

— Oh ! est-ce qu’elle était ainsi dans le temps ? me disait-il quelquefois en parlant de Barbara Pétrovna. — Est-ce qu’elle était ainsi, jadis, quand nous causions ensemble… Savez-vous qu’alors elle savait encore causer ? Pourrez-vous le croire ? elle avait alors des idées, des idées à elle. Maintenant elle n’est plus à reconnaître ! Elle dit que tout cela n’était que du bavardage ! Elle méprise le passé… À présent, elle est devenue une sorte de commis, d’économe, une créature endurcie, et elle se fâche toujours…

— Pourquoi donc se fâcherait-elle maintenant que vous avez déféré à son désir ? répliquai-je.

Il me regarda d’un air fin.

— Cher ami, si j’avais refusé, elle aurait été furieuse, fu-ri- euse ! Moins toutefois qu’elle ne l’est maintenant que j’ai consenti.

Sa phrase lui parut joliment tournée, et nous bûmes ce soir-là une petite bouteille. Mais cette accalmie ne dura guère ; le lendemain, il fut plus maussade et plus insupportable que jamais.

Je lui reprochais surtout de ne pouvoir se résoudre à aller faire visite aux dames Drozdoff ; elles-mêmes, nous le savions, désiraient renouer connaissance avec lui, car, depuis leur arrivée, elles avaient plus d’une fois demandé de ses nouvelles, et, et, de son côté, il mourait d’envie de les voir. Il parlait d’Élisabeth Nikolaïevna avec un enthousiasme incompréhensible pour moi. Sans doute il se rappelait en elle l’enfant qu’il avait tant aimée jadis ; mais, en dehors de cela, il s’imaginait, je ne sais pourquoi, qu’auprès d’elle il trouverait tout de suite un soulagement à ses peines présente