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je ne dirai pas vieilli, mais décrépit… tantôt, quand je vous ai aperçu, cela m’a frappée, en dépit de votre cravate rouge… Quelle idée rouge ! Continuez votre récit, si vous avez réellement quelque chose à me dire au sujet de Von Lembke, et dépêchez-vous, je vous en prie ; je suis fatiguée.

— En un mot, je voulais seulement dire que c’est un de ces administrateurs qui débutent à quarante ans, après avoir végété dans l’obscurité jusqu’à cet âge, un de ces hommes sortis tout à coup du néant, grâce à un mariage ou à quelque autre moyen non moins désespéré… Il est maintenant parti… je veux dire qu’on s’est empressé de me dépeindre à lui comme un corrupteur de la jeunesse, un prédicateur de l’athéisme… Aussitôt il est allé aux informations…

— Mais est-ce vrai ?

— J’ai même pris mes mesures. Quand on lui a « rapporté » que vous « gouverniez la province », vous savez, — il s’est permis de répondre qu’ »il n’y aurait plus rien de semblable ».

— Il a dit cela ?

— Oui, et avec cette morgue… Sa femme, Julie Mikhaïlovna, nous la verrons ici à la fin d’août, elle arrivera directement de Pétersbourg.

— De l’étranger. Nous nous y sommes rencontrés.

— Vraiment ?

— À Paris et en Suisse. C’est une parente des Drozdoff.

— Une parente ? Quelle singulière coïncidence ! On la dit ambitieuse, et… elle a, paraît-il, des relations influentes ?

— Allons donc ! Des relations de rien du tout ! N’ayant pas un kopek, elle est restée fille jusqu’à quarante ans. Maintenant qu’elle a agrippé son Von Lembke, elle ne pense plus qu’à le pousser. Ce sont deux intrigants.

— Et elle a, dit-on, deux ans de plus que lui ?

— Cinq ans. À Moscou, sa mère balayait mon seuil avec la traîne de sa robe ; elle mendiait des invitatio