Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/45

Cette page n’a pas encore été corrigée

traînant les mots avec une intonation coquette, — ce que c’est qu’un administrateur russe en général, et en particulier un administrateur russe nouvellement installé. Mais c’est bien au plus si vous avez pu apprendre pratiquement ce que c’est que l’ivresse administrative…

— L’ivresse administrative ? Je ne sais pas ce que cela veut dire.

— C’est… Vous savez, chez nous… En un mot, prenez la dernière nullité, préposez-la à la vente des billets dans une gare de chemin de fer, et aussitôt cette nullité, pour vous montrer son pouvoir, se croira en droit de trancher du Jupiter avec vous quand vous irez prendre un billet. « Sache que tu es sous ma coupe ! » a-t- elle l’air de dire. Eh bien, c’est un effet de l’ivresse administrative…

— Abrégez, si vous pouvez, Stépan Trophimovitch.

— M. Von Lembke est maintenant en tournée dans la province. En un mot, cet André Antonovitch, quoique Allemand, appartient, je le reconnais, à la religion orthodoxe ; je conviens encore que c’est un fort bel homme, de quarante ans…

— Où avez-vous pris que c’est un bel homme ? Il a des yeux de mouton.

— Parfaitement exact. Mais je me suis fait ici l’écho de nos dames…

— Dispensez-moi de ces détails, Stépan Trophimovitch, je vous en prie ! À propos, vous portez des cravates rouges, depuis quand ?

— C’est… c’est aujourd’hui seulement que je…

— Et faites-vous de l’exercice ? vous devez abattre vos six verstes tous les jours, est-ce que vous vous conformez à l’ordonnance du médecin ?

— Non… pas toujours.

— Je m’en doutais ! En Suisse déjà je l’avais pressenti ! cria d’une voix irritée Barbara Pétrovna, — à présent ce n’est pas six verstes que vous ferez, c’est dix verstes ! vous vous affaissez terriblement, terriblement ! Vous êtes,