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lui donna sa pelisse et le reconduisit cérémonieusement jusqu’au bas de l’escalier. Mais cette histoire, au fond relativement innocente, eut le lendemain un épilogue assez drôle qui, par la suite, valut à Lipoutine la réputation d’un homme très perspicace.

À dix heures du matin, sa servante Agafia arriva à la maison de Barbara Pétrovna. C’était une fille de trente ans, au visage vermeil et aux allures très décidées. Elle demanda instamment à voir Nicolas Vsévolodovitch en personne, disant que son maître l’avait chargé d’une commission pour lui. Quoique le jeune homme eût fort mal à la tête, il ne laissa pas de la recevoir. Le hasard fit que la générale assista à l’entretien.

— Serge Vasilitch, commença bravement Agafia, m’a chargée de vous remettre ses salutations et de m’informer de votre santé : il désire savoir si vous avez bien dormi et comment vous vous trouvez depuis la soirée d’hier.

Nicolas Vsévolodovitch sourit.

— Tu présenteras mes saluts et mes remerciements à ton maître ; tu lui diras aussi de ma part, Agafia, qu’il est l’homme le plus intelligent de toute la ville.

— Quant à cela, reprit plus hardiment encore la servante, il m’a ordonné de vous répondre qu’il n’a pas besoin que vous le lui appreniez, et qu’il vous souhaite la même chose.

— Bah ! Mais comment a-t-il pu savoir ce que je te dirais ?

— Je ne sais pas de quelle manière il l’a deviné, mais j’étais déjà loin de la maison quand il a couru après moi tête nue : « Agafiouchka, me dit-il, si par hasard on t’ordonne de dire à ton maître qu’il est l’homme le plus intelligent de toute la ville, ne manque pas de répondre aussitôt : Nous le savons très bien nous- mêmes, et nous vous souhaitons la même chose… »