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Stépan Trophimovitch était assis sur une couchette. Depuis la dernière visite de son fils, il avait maigri et jauni. Pierre Stépanovitch s’assit le plus familièrement du monde à côté de lui, croisa ses jambes à la turque sans la moindre cérémonie, et prit sur la couchette beaucoup plus de place qu’il n’aurait dû en occuper, s’il eût eu quelque souci de ne point gêner son père. Celui-ci ne dit rien et se rangea d’un air digne.

Un livre était ouvert sur la table. C’était le roman _Que faire ? _ Hélas ! je dois avouer une étrange faiblesse de notre ami. L’idée qu’il devait sortir de sa retraite et livrer une suprême bataille séduisait de plus en plus son imagination. Je devinais pourquoi il s’était procuré l’ouvrage de Tchernychevsky : prévoyant les violentes protestations que son langage ne manquerait pas de soulever parmi les nihilistes, il étudiait leur catéchisme pour pouvoir en faire _devant elle_ une triomphante réfutation. Oh ! que ce livre le désolait ! Parfois il le jetait avec désespoir, se levait vivement et arpentait la chambre en proie à une sorte d’exaltation :

— Je reconnais que l’idée fondamentale de l’auteur est vraie, me disait-il fiévreusement, — mais voilà ce qu’il y a de plus terrible ! Cette idée nous appartient, c’est nous qui les premiers l’avons semée et fait éclore ; — d’ailleurs, qu’est-ce qu’ils auraient pu dire de nouveau, après nous ? Mais, mon Dieu, comme tout cela est altéré, faussé, gâté ! s’écriait-il en frappant avec ses doigts sur le livre. — Était-ce à de pareilles conclusions que nous voulions aboutir ? Qui peut reconnaître là l’idée primitive ?

Pierre Stépanovitch prit le volume et en lut le titre.

— Tu t’éclaires ? fit-il avec un sourire. — Il est plus que temps. Si tu veux, je t’apporterai mieux que cela.

Stépan Trophimovitch resta silencieux et digne. Je m’assis dans un coin sur un divan.

Pierre Stépanovitch s’empressa de faire connaître l’objet de sa visite. Naturellement, Stépan Trophimovitch l’apprit avec une stupéfaction extrême. Pendant que son fils parlait, la frayeur et l’indignation se partageaient son âme.