Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/311

Cette page n’a pas encore été corrigée

Il la saisit avec force par le bras ; elle lui rit au nez :

— Quant à lui ressembler, ça, oui, tu lui ressembles beaucoup, tu pourrais même être son parent, — homme fourbe ! Mais le mien est un faucon à l’œil perçant et un prince, tandis que toi tu es une chouette et un marchand ! Le mien ne se laisse pas marcher sur le pied ; toi, Chatouchka (il est bien gentil, je l’aime beaucoup !), Chatouchka t’a donné un soufflet, mon Lébiadkine me l’a raconté. Et pourquoi avais-tu peur, ce jour-là, quand tu es entré ? Qui est- ce qui t’avait effrayé ? Quand j’ai vu ton bas visage, au moment où je suis tombée et où tu m’as relevée, j’ai senti comme un ver qui se glissait dans mon cœur : Ce n’est pas _lui_, me suis-je dit, ce n’est pas _lui ! _ Mon faucon n’aurait jamais rougi de moi devant une demoiselle du grand monde ! Ô Seigneur ! Pendant cinq années entières, mon seul bonheur a été de penser que mon faucon était quelque part, là-bas derrière les montagnes, qu’il vivait, qu’il volait en regardant le soleil… Parle, imposteur, as-tu reçu une grosse somme pour jouer ce rôle ? T’as-t-on payé cher ? Moi, je ne t’aurais pas donné un groch[14]. Ha, ha, ha ! Ha, ha, ha !…

— Oh ! Idiote, fit en grinçant des dents Nicolas Vsévolodovitch qui lui serrait toujours le bras.

— Hors d’ici, imposteur ! ordonna-t-elle, je suis la femme de mon prince, je n’ai pas peur de ton couteau !

— De mon couteau ?

— Oui, de ton couteau. Tu as un couteau dans ta poche. Tu pensais que je dormais, mais je l’ai vu : quand tu es entré tout à l’heure, tu as tiré un couteau !

— Que dis-tu, malheureuse ? De quels rêves es-tu le jouet cria Nicolas Vsévolodovitch, et il repoussa Marie Timoféievna d’une façon si rude que la tête et les épaules de la folle heurtèrent violemment contre le divan. Il s’enfuit, mais elle courut après lui et, tout en boitant, le poursuivit jusque sur le perron. Lébiadkine, effrayé, la ramena de force dans la