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Lipoutine, que Pierre Stépanovitch émettent donc quelque pensée semblable ! Oh ! comme Pierre Stépanovitch a été dur pour moi !…

— Mais vous-même, capitaine, comment vous êtes-vous conduit ?

— J’étais en état d’ivresse ; de plus, j’ai une foule d’ennemis ! Mais maintenant c’est fini, je vais changer de peau comme le serpent. Nicolas Vsévolodovitch, savez-vous que je fais mon testament ? je l’ai même déjà écrit.

— C’est curieux. Quel héritage laissez-vous donc et à qui ?

— À la patrie, à l’humanité et aux étudiants. Nicolas Vsévolodovitch, j’ai lu dans les journaux la biographie d’un Américain. Il a légué toute son immense fortune aux fabriques et aux sciences positives, son squelette à l’académie de la ville où il résidait, et sa peau pour faire un tambour, à condition que nuit et jour on exécuterait sur ce tambour l’hymne national de l’Amérique. Hélas ! nous sommes des pygmées comparativement aux citoyens des États-unis ; la Russie est un jeu de la nature et non de l’esprit. J’ai eu l’honneur de servir, au début de ma carrière, dans le régiment d’infanterie Akmolinsky : si je m’avisais de lui léguer ma peau sous forme de tambour à condition que chaque jour l’hymne national russe fût exécuté sur ce tambour devant le régiment, on verrait là du libéralisme, on interdirait ma peau… c’est pourquoi je me suis borné aux étudiants. Je veux léguer mon squelette à une académie, mais en stipulant toutefois que sur son front sera collé un écriteau sur lequel on lira dans les siècles des siècles : « Libre penseur repentant. » Voilà !

Le capitaine avait parlé avec chaleur ; bien entendu, il trouvait fort beau le testament de l’Américain, mais c’était aussi un fin matois, et son principal but avait été de faire rire Nicolas Vsévolodovitch, près de qui il avait longtemps tenu l’emploi de bouffon. Cet espoir fut trompé. Stavroguine ne sourit même pas.

— Vous avez sans doute l’intention de faire connaître, de