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— Hum !… vous devriez vous asseoir.

— Re-con-nais-sant, reconnaissant et indépendant ! (Il s’assit.) Ah ! Nicolas Vsévolodovitch, ce cœur est si plein que je me demandais s’il n’éclaterait pas avant votre arrivée ! Voilà que maintenant vous allez décider mon sort et… celui de cette malheureuse ; et là… là, comme autrefois, comme il y a quatre ans, je m’épancherai avec vous ! Dans ce temps-là vous daigniez m’entendre, vous lisiez mes strophes… Alors vous m’appeliez votre Falstaff, mais qu’importe ? vous avez tant marqué dans ma vie !… J’ai maintenant de grandes craintes, de vous seul j’attends un conseil, une lumière. Pierre Stépanovitch me traite d’une façon effroyable !

Stavroguine l’écoutait avec curiosité et fixait sur lui un regard sondeur. Évidemment le capitaine Lébiadkine, quoiqu’il eût cessé de s’enivrer, était loin d’avoir recouvré la plénitude de ses facultés mentales. Les gens qui se sont adonnés à la boisson durant de longues années conservent toujours quelque chose d’incohérent, de trouble et de détraqué ; du reste, cette sorte de folie ne les empêche pas de se montrer rusés au besoin et de tromper leur monde presque aussi bien que les autres.

— Je vois que vous n’avez pas du tout changé, capitaine, depuis plus de quatre ans, observa d’un ton un peu plus affable Nicolas Vsévolodovitch. — Cela prouve que la seconde partie de la vie humaine se compose exclusivement des habitudes contractées pendant la première.

— Grande parole qui tranche le nœud gordien de la vie ! s’écria Lébiadkine avec une admiration moitié hypocrite, moitié sincère, car il aimait beaucoup les belles sentences. — Parmi toutes vos paroles, Nicolas Vsévolodovitch, il en est une surtout que je me rappelle, vous l’avez prononcée à Pétersbourg : « Il faut être un grand homme pour savoir résister au bon sens. » Voilà !

— Un grand homme ou un imbécile.

— C’est juste, mais vous, pendant toute votre vie, vous avez semé l’esprit à pleines mains, tandis qu’eux ? Que