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— Pourtant je ne vous ai pas tué… ce matin-là… j’ai retiré mes mains qui vous avaient déjà empoigné… fit presque douloureusement Stavroguine en baissant les yeux.

— Achevez, achevez ! vous êtes venu m’informer du danger que je cours, vous m’avez laissé parler, vous voulez demain rendre public votre mariage !… Est-ce que je ne lis pas sur votre visage que vous êtes vaincu par une nouvelle et terrible pensée ?… Stavroguine, pourquoi suis-je condamné à toujours croire en vous ? Est-ce que j’aurais pu parler ainsi à un autre ? J’ai de la pudeur et je n’ai pas craint de me mettre tout nu, parce que je parlais à Stavroguine. Je n’ai pas eu peur de ridiculiser, en me l’appropriant, une grande idée, parce que Stavroguine m’entendait… Est-ce que je ne baiserai pas la trace de vos pieds, quand vous serez parti ? Je ne puis vous arracher de mon coeur, Nicolas Stavroguine !

— Je regrette de ne pouvoir vous aimer, Chatoff, dit froidement Nicolas Vsévolodovitch.

— Je sais que cela vous est impossible, vous ne mentez pas. Écoutez, je puis remédier à tout : je vous procurerai le lièvre !

Stavroguine garda le silence.

— Vous êtes athée, parce que vous êtes un baritch, le dernier baritch. Vous avez perdu la distinction du bien et du mal, vous avez cessé de connaître votre peuple… Il viendra une nouvelle génération, sortie directement des entrailles du peuple, et vous ne la reconnaîtrez pas, ni vous, ni les Verkhovensky, père et fils, ni moi, car je suis aussi un baritch, quoique fils de votre serf, le laquais Pachka… Écoutez, cherchez Dieu par le travail ; tout est là ; sinon, vous disparaîtrez comme une vile pourriture ; cherchez Dieu par le travail.

— Par quel travail ?

— Celui du moujik. Allez, abandonnez vos richesses… Ah ! vous riez, vous trouvez le moyen un peu roide ?

Mais Stavroguine ne riait pas.