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de son interlocuteur. — Je ne vous ennuierai pas avec _notre_ affaire, surtout dans votre situation présente. Ma visite se rapporte uniquement à l’histoire de dimanche, et encore je ne veux vous en parler que dans la mesure la plus strictement indispensable. Il faut que nous ayons ensemble l’explication la plus franche, c’est surtout moi qui en ai besoin et non vous, — ceci soit dit pour rassurer votre amour-propre, et d’ailleurs c’est la vérité. Je suis venu pour être désormais franc.

— Alors vous ne l’étiez pas auparavant ?

— Vous le savez vous-même. J’ai rusé plus d’une fois… Vous avez souri, je suis enchanté de ce sourire qui me fournit l’occasion de vous donner un éclaircissement : c’est exprès que je me suis vanté de ma « ruse », je voulais vous mettre en colère. Vous voyez comme je suis devenu sincère à présent ! Eh bien, vous plaît-il de m’entendre ?

Bien que, par l’effronterie de ses naïvetés préparées d’avance et intentionnellement grossières, le visiteur eût évidemment pris à tâche d’irriter Nicolas Vsévolodovitch, celui-ci l’avait jusqu’alors écouté avec un flegme dédaigneux et même moqueur ; à la fin pourtant une curiosité un peu inquiète se manifesta sur son visage.

— Écoutez donc, poursuivit Pierre Stépanovitch en s’agitant de plus en plus : — quand je me suis rendu ici, c’est-à-dire dans cette ville, il y a dix jours, mon intention, sans doute, était de jouer un rôle. Le mieux serait de n’en prendre aucun et d’être soi, n’est-ce pas ? Être naturel, c’est le moyen de tromper tout le monde, parce que personne ne croit que vous l’êtes. J’avoue que je voulais d’abord me poser en imbécile, attendu que ce personnage est plus facile à jouer que le mien propre. Mais l’imbécillité est un extrême, et les extrêmes éveillent la curiosité ; cette considération m’a décidé en fin de compte à rester moi. Or que suis-je ? l’_aurea mediocritas, _un homme ni bête ni intelligent, passablement incapable, et tombé de la lune, comme disent ici les gens sages, n’est-il pas vrai ?