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grâce à l’intervention de Barbara Pétrovna qui se chargea de tous les frais et désintéressa Pierre Stépanovitch, bien entendu en acquérant le domaine. Elle se contenta d’informer Stépan Trophimovitch que tout était terminé et de lui envoyer par son valet de chambre un papier à signer, ce qu’il fit en silence et avec une extrême dignité. Durant ces jours, j’avais peine à reconnaître notre « vieux », tant il était digne, silencieux et calme. Il n’écrivait même pas à Barbara Pétrovna, chose que j’aurais volontiers considérée comme un prodige. Évidemment il avait trouvé quelque idée qui lui procurait une sorte de sérénité, et il s’affermissait dans cette idée. Du reste, au commencement, il fut malade, surtout le lundi : il eut une cholérine. Il ne pouvait pas non plus se passer de nouvelles, mais c’étaient seulement les faits qui l’intéressaient, et, dès que j’abordais le chapitre des conjectures, il me faisait signe de me taire. Ses deux entrevues avec son fils l’affectèrent douloureusement, sans toutefois ébranler sa fermeté. À la suite de chacune d’elles, il passa le reste de la journée couché sur un divan, ayant autour de la tête une compresse imbibée de vinaigre.

Parfois cependant il me laissait parler. Je croyais aussi remarquer de temps en temps que sa mystérieuse résolution semblait l’abandonner, et qu’il commençait à lutter contre la séduction d’une idée nouvelle. Je soupçonnais qu’il aurait bien voulu se rappeler à l’attention, sortir de sa retraite, livrer une dernière bataille.

— Cher, je les écraserais ! laissa-t-il échapper le jeudi soir, après la seconde visite de Pierre Stépanovitch, tandis qu’il était étendu sur un divan, la tête entourée d’un essuie-mains.

C’était la première parole qu’il m’adressait depuis le commencement de la journée.

— « Fils, fils chéri », etc., je conviens que toutes ces expressions sont absurdes et empruntées au lexique des cuisinières, je vois même à présent qu’il y a lieu de les laisser de côté. Je ne lui ai donné ni le manger ni