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tout le monde s’y intéressait par cela seul que cette affaire touchait directement Julie Mikhaïlovna en tant que parente et protectrice de mademoiselle Touchine. Et que ne racontait-on pas ? Le mystère même faisait la partie belle au bavardage : les deux maisons ne s’ouvraient plus pour personne ; Élisabeth Nikolaïevna, assurait-on, était au lit, en proie à un accès de _delirium tremens ; _ on en disait autant de Nicolas Vsévolodovitch, on ajoutait qu’il avait eu une dent cassée et que sa joue était gonflée par suite d’une fluxion. Bien plus, il se chuchotait dans les coins qu’un assassinat serait peut-être commis chez nous, que Stavroguine n’était pas homme à laisser impuni un tel outrage, et qu’il tuerait Chatoff, mais secrètement, à la façon corse. Cette idée rencontrait beaucoup de faveur ; cependant la majorité de notre jeunesse dorée écoutait tout cela avec mépris et d’un air de profonde indifférence ; bien entendu, c’était une pose. En général, l’opinion, depuis longtemps hostile à Nicolas Vsévolodovitch, se prononçait vivement contre lui. Les gens de poids eux-mêmes inclinaient à le condamner, sans, du reste, savoir pourquoi. De sourdes rumeurs l’accusaient d’avoir déshonoré Élisabeth Nikolaïevna : on prétendait qu’ils avaient eu ensemble une intrigue en Suisse. Sans doute les hommes sérieux se taisaient, mais ils ne laissaient pas de prêter avidement l’oreille à ce concert de diffamations. Dans un milieu plus restreint circulaient d’autres bruits d’une nature fort étrange : à en croire quelques personnes qui parlaient de cela en fronçant le sourcil, et Dieu sait sur quel fondement, Nicolas Vsévolodovitch remplissait dans notre province une mission particulière, le comte K… l’avait mis en relation à Pétersbourg avec plusieurs sommités du monde politique, et peut-être on l’avait envoyé chez nous comme fonctionnaire en lui donnant certaines instructions spéciales. Les gens raisonnables souriaient, ils faisaient judicieusement remarquer qu’un homme dont la vie n’avait été qu’une suite de scandales, et qui, pour ses débuts chez nous, avait reçu un soufflet, ne répondait guère à l’idée qu’on se fait généralement