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coutez, madame ! De personne au monde cette Marie l’Inconnue n’acceptera rien, autrement frémirait dans la tombe l’officier d’état-major, son grand-père, qui a été tué au Caucase sous les yeux même d’Ermoloff, mais de vous, madame, de vous elle acceptera tout. Seulement, si d’une main elle reçoit, de l’autre elle vous offre vingt roubles sous forme de don à l’un des comités philanthropiques dont vous êtes membre, madame… car vous-même, madame, avez fait insérer dans la Gazette de Moscou un avis comme quoi l’on peut souscrire ici chez vous au profit d’une société de bienfaisance…

Le capitaine s’interrompit tout à coup ; il respirait péniblement, comme après l’accomplissement d’une tâche laborieuse. La phrase sur la société de bienfaisance avait été probablement préparée d’avance, peut-être dictée par Lipoutine. Le visiteur était en nage. Barbara Pétrovna fixa sur lui un regard pénétrant.

— Le livre se trouve toujours en bas chez mon concierge, répondit-elle sévèrement, — vous pouvez y inscrire votre offrande, si vous voulez. En conséquence, je vous prie maintenant de serrer votre argent et de ne pas le brandir en l’air. C’est cela. Je vous prie aussi de reprendre votre place. C’est cela. Je regrette fort, monsieur, de m’être trompée sur le compte de votre sœur et de lui avoir fait l’aumône, alors qu’elle est si riche. Il y a seulement un point que je ne comprends pas : pourquoi de moi seule peut-elle accepter quelque chose, tandis qu’elle ne voudrait rien recevoir des autres ? Vous avez tellement insisté là-dessus que je désire une explication tout à fait nette.

— Madame, c’est un secret qui ne peut être enseveli que dans la tombe ! reprit le capitaine.

— Pourquoi donc ? demanda Barbara Pétrovna d’un ton qui semblait déjà un peu moins ferme.

— Madame, madame !…

S’enfermant dans un sombre silence, il regardait à terre, la main droite appuyée sur son cœur. Barbara Pétrovna attendait, sans le quitter des yeux.