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Une expression de triomphe se montra sur le visage de Barbara Pétrovna.

— Maurice Nikolaïévitch, j’ai un grand service à vous demander : ayez la bonté d’aller en bas jeter un coup d’œil sur cet homme, et, s’il y a quelque possibilité de le _laisser entrer_, amenez-le ici.

Maurice Nikolaïévitch s’inclina et sortit. Une minute après, il revint avec M. Lébiadkine.

IV

J’ai déjà esquissé le portrait du capitaine : c’était un grand et gros gaillard de quarante ans, portant barbe et moustaches ; il avait des cheveux crépus, un visage rouge et un peu bouffi, des joues flasques qui tremblaient à chaque mouvement de sa tête, et de petits yeux injectés, parfois assez malins. La pomme d’Adam était, chez lui, très saillante, ce qui ne l’avantageait pas. Mais, dans la circonstance présente, je remarquai surtout son frac et son linge propre. « Il y a des gens à qui le linge propre ne va pas », comme disait Lipoutine, un jour que Stépan Trophimovitch lui reprochait sa malpropreté. Le capitaine avait aussi des gants noirs ; il était parvenu, non sans peine, à mettre à demi celui de la main gauche ; quant à l’autre, il le tenait dans sa main droite, ainsi qu’un superbe chapeau rond qui, assurément, servait pour la première fois. Je pus donc me convaincre que le « frac de l’amour » dont il avait parlé la veille à Chatoff était bel et bien une réalité. Habit et linge avaient été achetés (je le sus plus tard) sur le conseil de Lipoutine, en vue de certains projets mystérieux. Il n’y avait pas à douter non plus que la visite actuelle de Lébiadkine ne fût due également à une inspiration étrangère ; seul, il n’aurait pu ni en concevoir l’idée, ni la mettre à exécution dans l’espace de