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— Ouvre donc ! comprends-tu qu’il y a quelque chose au-dessus d’une rixe… parmi les humains ? il y a les moments d’un noble personnage… Chatoff, je suis bon, je te pardonne… Chatoff, au diable les proclamations, hein ?

Silence.

— Comprends-tu, âne, que je suis amoureux ? J’ai acheté un frac, regarde un peu ce frac de l’amour, il a coûté quinze roubles ; l’amour d’un capitaine doit se plier aux convenances mondaines… Ouvre ! beugla tout à coup Lébiadkine, et de nouveau il cogna furieusement à la porte.

— Va-t’en au diable ! cria brusquement Chatoff.

— Esclave ! serf ! Ta sœur aussi est une esclave et une serve… une voleuse !

— Et toi, tu as vendu ta soeur.

— Tu mens ! Je subis une accusation calomnieuse quand je puis d’un seul mot… comprends-tu qui elle est ?

— Qui est-elle ? demanda Chatoff, et, curieux, il s’approcha de la porte.

— Le comprends-tu ?

— Je le comprendrai quand tu me l’auras dit.

— J’oserai le dire ! J’ose toujours tout dire en public !…

— C’est bien au plus si tu l’oseras, reprit Chatoff, qui espérait le faire parler en irritant son amour-propre, et il me fit signe d’écouter.

— Je n’oserai pas ?

— Je ne le crois pas.

— Je n’oserai pas ?

— Eh bien, parle, si tu ne crains pas les verges d’un barine… Tu es un poltron, tout capitaine que tu es !

— Je… je… elle… elle est… balbutia Lébiadkine d’une voix agitée et tremblante.

— Allons ? dit Chatoff tendant l’oreille.

Il y eut au moins une demi-minute de silence.

— Gr-r-redin ! vociféra enfin le capitaine derrière la porte, puis nous l’entendîmes descendre l’escalier ; il soufflait comme un samovar et trébuchait contre chaque marche.