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peigne pas, ne se lave pas depuis dix-sept ans. En hiver, on lui passe une peau de mouton par l’ouverture de sa niche, c’est aussi comme cela qu’on lui donne chaque jour une pinte d’eau et une croûte de pain. Les pèlerins la contemplent avec vénération, et, après l’avoir vue, font une offrande au monastère. « Un fameux trésor ! répond avec colère la supérieure qui ne pouvait souffrir Élisabeth, elle ne reste là que par entêtement ; c’est une hypocrite. » Ces mots me déplurent, car moi-même je voulais alors adopter le genre de vie des recluses. « Selon moi, dis-je, Dieu et la nature, c’est tout un. » — « En voilà une, celle-là ! » s’écrièrent-ils tous d’une commune voix. La supérieure se mit à rire, puis elle parla tout bas à la dame, m’appela auprès d’elle et me fit des caresses ; la dame me donna un petit nœud de ruban rose, veux-tu que je te le montre ? Quant au moine, il commença aussitôt à me faire un sermon, me parla fort doucement, fort gentiment, et, sans doute, avec beaucoup d’esprit ; je l’écoutai sans rien dire. « As-tu compris ? » me demanda-t-il. — « Non, répondis-je, je n’ai rien compris, laissez-moi en repos. » Depuis ce moment, Chatouchka, on me laissa parfaitement tranquille. Et, un jour, une de nos religieuses, qui était en pénitence dans le couvent parce qu’elle faisait des prophéties, me dit tout bas au sortir de l’église : « La Mère de Dieu, qu’est-ce que c’est, à ton avis ? » — « La grande mère, répondis-je, c’est l’espérance du genre humain. » — « Oui, reprit- elle, la Mère de Dieu, la grande Mère, c’est la terre, et il y a dans cette pensée une grande joie pour l’homme. Tout chagrin terrestre, toute larme terrestre est une jouissance pour nous. Quand tu abreuveras la terre de tes larmes, quand tu lui en feras présent, la tristesse s’évanouira aussitôt, et tu seras toute consolée : c’est une prophétie. » Ces paroles firent une profonde impression sur moi. Depuis, quand, en priant, je me prosterne contre le sol, je ne manque jamais de baiser la terre chaque fois, je la baise en pleurant. Et, vois-tu, Chatouchka, il n’y a rien de pénible dans ces larmes ; quoiqu’on n’ait aucun chagrin, on pleure tout de