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— Je parle de Kiriloff. Là-bas, pendant quatre mois, nous avons tous les deux couché par terre dans une cabane.

— Mais est-ce que vous êtes allé en Amérique ? demandai-je avec étonnement ; — vous n’en avez jamais rien dit.

— À quoi bon parler de cela ? Il y a deux ans, nous sommes partis à trois pour les États-Unis, à bord d’un steamer chargé d’émigrants ; nous avons sacrifié nos dernières ressources pour faire ce voyage : nous voulions mener la vie de l’ouvrier américain et connaître ainsi, par notre expérience _personnelle_, l’état de l’homme dans la condition sociale la plus pénible. Voilà quel était notre but.

Je me mis à rire.

— Vous n’aviez pas besoin de traverser la mer pour faire cette expérience, vous n’aviez qu’à aller dans n’importe quel endroit de notre province à l’époque des travaux champêtres.

— Arrivés en Amérique, nous louâmes nos services à un entrepreneur : nous étions là six Russes : des étudiants, et même des propriétaires et des officiers, tous se proposant le même but grandiose. Eh bien, nous travaillâmes comme des nègres, nous souffrîmes le martyre ; à la fin, Kiriloff et moi n’y pûmes tenir, nous étions rendus, à bout de forces, malades. En nous réglant, l’entrepreneur nous retint une partie de notre salaire ; il nous devait trente dollars, je n’en reçus que huit et Kiriloff quinze ; on nous avait aussi battus plus d’une fois. Après cela, nous restâmes quatre mois sans travail dans une méchante petite ville ; Kiriloff et moi, nous couchions côte à côte, par terre, lui pensant à une chose et moi à une autre.

— Se peut-il que votre patron vous ait battus, et cela en Amérique ? Vous avez dû joliment le rabrouer !

— Pas du tout. Loin de là, dès le début, nous avions posé en principe, Kiriloff et moi, que nous autres Russes, nous étions vis-à-vis des Américains comme de petits enfants, et qu’il fallait être né en Amérique ou du moins y avoir vécu de longues années pour se trouver au niveau de ce peuple. Que vous dirai-je ? quand, pour un objet d’un kopek, on nous