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malheureux si, tout d’un coup, la Russie se transformait, même dans un sens conforme à leurs vues ; si, de façon ou d’autre, elle devenait extrêmement riche et heureuse. Ils n’auraient plus personne à haïr, plus rien à conspuer ! Il n’y a là qu’une haine bestiale, immense, pour la Russie, une haine qui s’est infiltrée dans l’organisme… Et c’est une sottise de chercher, sous le rire visible, des larmes invisibles au monde ! La phrase concernant ces prétendues larmes invisibles est la plus mensongère qui ait encore été dite chez nous ! vociféra-t-il avec une sorte de fureur.

— Allons, vous voilà parti ! fis-je en riant.

Chatoff sourit à son tour.

— C’est vrai, vous êtes un « libéral modéré ». Vous savez, j’ai peut-être eu tort de parler du « servilisme de la pensée », car vous allez sûrement me répondre : « Parle pour toi qui es né d’un laquais, moi je ne suis pas un domestique. »

— Je ne songeais pas du tout à vous répondre cela, comment pouvez-vous supposer une chose pareille ?

— Ne vous excusez pas, je n’ai pas peur de ce que vous pouvez dire. Autrefois je n’étais que le fils d’un laquais, à présent je suis devenu moi-même un laquais, tout comme vous. Le libéral russe est avant tout un laquais, il ne pense qu’à cirer les bottes de quelqu’un.

— Comment, les bottes ? Qu’est-ce que c’est que cette figure ?

— Il n’y a point là de figure. Vous riez, je le vois… Stépan Trophimovitch ne s’est pas trompé en me représentant comme un homme écrasé sous une pierre dont il s’efforce de secouer le poids ; la comparaison est très juste.

— Stépan Trophimovitch assure que l’Allemagne vous a rendu fou, dis-je en riant, — nous avons toujours emprunté quelque chose aux Allemands.

— Ils nous ont prêté vingt kopeks, et nous leur avons rendu cent roubles.

Nous nous tûmes pendant une minute.

— Lui, c’est en Amérique qu’il a gagné son mal.

— Qui ?