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— Le plus grand. Il faut distinguer : il y a des gens qui se tuent sous l’influence d’un grand chagrin, ou par colère ou parce qu’ils sont fous, ou parce que tout leur est égal. Ceux-là se donnent la mort brusquement et ne pensent guère à la souffrance. Mais ceux qui se suicident par raison y pensent beaucoup.

— Est-ce qu’il y a des gens qui se suicident par raison ?

— En très grand nombre. N’étaient les préjugés, il y en aurait encore plus : ce serait la majorité, ce serait tout le monde.

— Allons donc, tout le monde ?

L’ingénieur ne releva pas cette observation.

— Mais n’y a-t-il pas des moyens de se donner la mort sans souffrir ?

— Représentez-vous, dit-il en s’arrêtant devant moi, une pierre de la grosseur d’une maison de six étages, supposez-la suspendue au-dessus de vous : si elle vous tombe sur la tête, aurez-vous mal ?

— Une pierre grosse comme une maison ? sans doute c’est effrayant.

— Je ne parle pas de frayeur ; aurez-vous mal ?

— Une pierre de la grosseur d’une montagne ? une pierre d’un million de pouds[4] ? naturellement je ne souffrirai pas.

— Mais tant qu’elle restera suspendue au-dessus de vous vous aurez grand’peur qu’elle ne vous fasse mal. Personne pas même l’homme le plus savant ne pourra se défendre de cette impression. Chacun saura que la chute de la pierre n’est pas douloureuse, et chacun la craindra comme une souffrance extrême.

— Eh bien, et la seconde cause, celle que vous avez déclarée sérieuse ?

— C’est l’autre monde.

— C’est-à-dire la punition ?