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l’éternité. « Est-ce qu’une heure, un instant de son amour ne vaut pas tout le reste de la vie, même les tortures de la honte ? Seul avec elle ! La voir, l’entendre, ne plus penser, oublier tout ! Au moins cette nuit, une heure, un instant ! »

Grouschegnka n’était plus dans la salle. Il regarda dans la chambre voisine : elle était assise sur une malle et, penchée sur le lit, elle pleurait à chaudes larmes en s’efforçant d’assourdir ses gémissements. En apercevant Mitia elle lui fit signe de venir. Il s’approcha, elle lui prit la main.

— Mitia ! Mitia ! je l’aimais ! je n’avais pas cessé de l’aimer durant ces cinq ans ! Était-ce lui ou ma rancune ? C’était lui, oh ! c’était lui ! J’ai menti en disant que c’était ma rancune… Mitia, je n’avais que dix-sept ans alors. Il était si tendre avec moi, si gai, il me chantait des chansons… ou peut-être me semblait-il ainsi, à moi, sotte fillette que j’étais ! Mais maintenant !… Mais ce n’est pas lui ! Il ne lui ressemble même pas ! ce n’est pas son visage ! En venant ici, je me demandais ce que j’allais lui dire, comment nous nous aborderions, quel serait notre premier regard, toute mon âme se tendait vers lui : maintenant on dirait qu’il a jeté sur moi un baquet d’eau sale. On dirait un outchitel[1] pédant, tranchant de l’important. J’étais comme ahurie. Je pensais d’abord qu’il était gêné par la présence de son camarade aux longues jambes, et je me demandais : Pourquoi ne puis-je lui parler comme jadis ?… Sais-tu, c’est sa femme qui l’a gâté, celle pour

  1. Maître d’école.