Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov 2.djvu/328

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’amour, et qu’il se détournât enfin de la cruauté sensuelle, de la débauche de la vanité ? Pour moi, je crois que les temps sont proches, je crois que nous allons accomplir cette œuvre avec le Christ ; combien de choses se sont produites dans l’humanité, lesquelles, dix ans auparavant, paraissaient impossibles ! L’heure a sonné, et elles se sont accomplies. À mon tour, je demande aux railleurs : « Et vous, quand donc établirez-vous ce règne de la justice dont vous parlez tant ? Il y a longtemps, mes maîtres, que vous êtes à la tâche, et vous n’avez guère produit qu’une aggravation notable dans l’état social ! Vraiment, après ces résultats, si vous croyez posséder la vérité, il faut que vous soyez encore plus rêveurs que nous-mêmes ! » — Alexey, j’attends beaucoup de toi. Souviens-toi que nul n’a le droit de juger. Le juge même, assis sur sa chaise, est peut-être plus coupable que le criminel du crime sur lequel lui, juge, va se prononcer. Qui sait ? Si le juge était juste, peut-être le criminel ne serait pas coupable. Toutes les fois que tu le pourras, comme tu le fais aujourd’hui, prends donc sur toi les péchés et les crimes de celui que ton cœur sera tenté de condamner, souffre à sa place et laisse-le partir sans reproche. D’ailleurs, demeure sans crainte ; tu traverseras victorieusement cette épreuve, et peut-être les hommes vont-ils t’acclamer pour cette action qui réprouve leur arrêt, car ce sont des enfants, et cet éclat d’héroïsme que toi-même tu n’as pas vu dans ta simple action quand tu passais à tes jambes et à tes mains les fers de ton frère, ce mirage les séduira… Ils ne verront que lui… On peut beaucoup sur les hommes en les éblouissant. »