mains ? L’esclavage et le suicide. Le monde dit au pauvre : « Tu as des besoins ? Satisfais-les. Tes droits sont égaux à ceux des riches. » Mais satisfaire ses besoins, c’est les multiplier, car d’un désir contenté naît un nouveau désir. Et voilà la liberté, telle que l’entend le siècle. Elle engendre pour le riche l’isolement et le suicide moral, pour le pauvre l’envie et le crime. « Tes droits sont égaux à ceux des riches ! » Et tes moyens ? Et les riches se gavent et meurent de pléthore, sans avoir trouvé dans les raffinements du luxe un vrai contentement : et les pauvres, aux yeux de qui ces raffinements, par cela même qu’ils les ignorent, passent pour des réalités de parfaite béatitude, les pauvres, qui du luxe n’ont que le rêve, se procurent ce rêve par le vin et meurent d’alcoolisme. Un jour, au lieu de vin, on boira le sang… Alexey, ces riches et ces pauvres, oserais-tu les appeler des gens libres ? J’ai connu un démagogue ; il me racontait lui-même que, privé de tabac en prison, il souffrait tant de cette privation qu’il avait failli renier pour une pipe les doctrines mêmes auxquelles il avait sacrifié sa liberté. C’était pourtant un de ces hommes qui disent : « Je me dévoue à l’humanité. » Oui, oui, un dévouement rapide, l’héroïsme d’une heure, passe encore : mais ils sont incapables d’une longue souffrance, parce qu’il sont esclaves de leurs sens. Par eux, la liberté est devenue un esclavage pire que l’esclavage antique : car l’esclave romain était au moins libre quand il pouvait échapper au regard du maître, — mais tu n’échapperas jamais à ton propre regard. — Au lieu de servir l’unité humaine, les démagogues ont créé le morcellement des classes — riches et pauvres — et l’égoïsme individuel. Autre est la mission
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