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mais, à mon humble avis, le grand écrivain s’est laissé exalter par les mirages de son imagination si belle, mais si puérile, ou peut-être craignait-il la censure de son temps : car on n’attelle à cette troïka que les propres héros de Gogol, Sobakovitch, Nozdrov et Tchitchikov, elle n’ira pas loin avec de tels chevaux, quel que soit son yamstchik. Et ceux-là pourtant sont les chevaux de la vieille race… »

Ici le discours de Hippolyte Kirillovitch fut interrompu par de vifs applaudissements. Il reprit.

« Qu’est-ce donc que cette famille des Karamazov qui s’est fait tout à coup une si triste célébrité ? Il me semble que cette famille synthétise notre société contemporaine, du moins dans certains de ses éléments. Voyez ce vieillard débauché, ce « père de famille » qui finit si tragiquement sa carrière ; c’est un gentilhomme qui a débuté en pique-assiette : il a fait un mariage d’argent ; un bouffon et de plus un usurier. En vieillissant il s’enrichit, et en s’enrichissant il devient arrogant, cynique, railleur, méchant et reste toujours sensuel. Nul sens moral, et voilà l’exemple qu’il donne à ses enfants. Il se rit de ses devoirs de père et laisse ses enfants grandir avec les domestiques. Toute sa morale est résumée en ce mot : « Après moi le déluge. »

Hippolyte Kirillovitch relata les démêlés de Fédor Pavlovitch et de son fils.

« Et avec l’argent de son fils il voulait acheter la maîtresse de son fils ! Non, je ne veux pas laisser d’arguments à l’orateur de grand talent qui est venu pour défendre Dmitri Fédorovitch ! Je dirai moi-même toute la vérité. Je comprends toute la colère qui s’était amassée dans le cœur