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n’ose dire que ces deux exemples ne soient que des cas isolés. Un autre s’abstiendra d’agir ; il ne tuera pas, mais il souhaitera la mort : — dans son âme, il est assassin. Peut-être dira-t-on que je calomnie notre société. Soit, soit ! Dieu sait que je ne souhaite rien tant que de me tromper en ceci. Considérez-moi donc comme un malade, comme un fou, mais souvenez-vous de mes paroles : que seulement un vingtième de mes affirmations soit vrai, il y a déjà de quoi trembler ! Regardez combien fréquent est le suicide parmi nos jeunes gens ! Et ils se tuent sans songeries d’Hamlet, sans se demander ce qu’il y a ensuite. Voyez nos débauchés, nos sensuels ! Fédor Pavlovitch, au près d’eux, pourrait passer pour un enfant innocent : et pourtant nous l’avons tous connu, il vivait parmi nous !… Oui, la psychologie du crime, en Russie, aura de quoi occuper un jour les plus éminents esprits de notre pays et même de toute l’Europe. Pour nous, soit, nous feignons de nous effrayer, de nous indigner devant ces crimes : au fond nous les aimons comme des spectacles qui aiguillonnent notre paresse, notre cynique oisiveté : c’est tout au plus si, comme des enfants, nous cachons nos yeux sous notre oreiller pour oublier le fantôme qui passe… Le jour de la réflexion vient pourtant ! Il faut nous connaître et la société où nous sommes. Un de nos grands écrivains, à la fin d’une de ses principales œuvres, représente toute la Russie comme une troïka emportée vers un but inconnu : « Ah, Troïka ! s’écrie-t-il, oiseau troïka, où vas-tu ? » Et dans un élan d’enthousiasme et d’orgueil il ajoute que, devant cette troïka emportée, tous les peuples s’écartent respectueusement. Soit, ils s’écartent, respectueusement ou non,