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même ! Mais jusqu’à quand cela va-t-il durer ? N’avez-vous pas de honte ? — Ah ! mon Père, répond la jeune fille tout en larmes, ça lui fait tant de plaisir et à moi si peu de peine[1] ! » Que dis-tu de cette réponse ? C’est le cri de la nature elle-même ! Pour moi, je lui ai donné l’absolution. Je me retournais déjà pour m’en aller, quand j’entendis le pater lui fixer à travers le petit trou un rendez-vous. Un vieillard ! c’est-à-dire, presque un vieillard. Il a succombé en un instant ! la nature, ah ! la nature a repris le dessus ! Quoi ? tu es encore fâché ? Je ne sais plus comment faire pour t’être agréable.

— Laisse-moi. Tu es un cauchemar insupportable ! fit Ivan en soupirant.

Il se sentait vaincu par la persistance de sa vision.

— Tu m’ennuies terriblement ! Je donnerais beaucoup pour te chasser d’ici.

— Modère tes exigences, je t’en prie. N’exige pas de moi « le grand et le beau », et tu verras comme nous serons bons amis, dit le gentleman d’un ton persuasif. Au fond, tu m’en veux de n’être pas venu à toi dans une lueur rouge, « dans le tonnerre et les éclairs », les ailes entamées par le feu. Tu m’en veux de m’être présenté à toi avec des dehors si modestes. Tu es blessé par là dans tes sentiments esthétiques d’abord, et puis dans ton orgueil. Comment un diable si banal ose-t-il aborder un si grand homme ? Tu as encore ces prétentions romantiques si bafouées par Bielinsky[2]. Qu’y faire, jeune homme ? Je pensais, en me préparant à venir chez toi, à prendre les apparences

  1. En français dans le texte.
  2. Célèbre critique russe.