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— Tu as les nerfs détraqués, fit le gentleman avec une nonchalante bienveillance. Tu m’en veux d’avoir attrapé des douleurs ! Quoi de plus naturel pourtant ? Je me dépêchais, j’allais à une soirée diplomatique chez une grande dame pétersbourgeoise qui tâchait d’accaparer un ministère. En frac, en cravate blanche, ganté, j’allais donc et Dieu sait où j’étais ! Il y avait encore loin jusqu’à la terre !… Certes, je vais vite, mais la lumière du soleil elle-même met huit minutes pour parvenir à la terre ! Et en frac, en gilet découvert !… Les esprits ne gèlent pas, il est vrai, mais une fois incarnés, alors… En un mot, j’ai agi un peu légèrement : dans l’espace, dans l’éther, dans l’eau, il fait un froid !… C’est-à-dire qu’on ne peut plus appeler cela du froid : cent cinquante degrés au-dessous de zéro. Tu connais la plaisanterie des babas ? Quand il gèle à trente degrés, elles proposent à quelque niais de lécher la lame d’une hache et la peau du niais reste collée à la hache ! Et ce n’est que trente degrés ! mais cent cinquante degrés ! À cent cinquante degrés, il suffirait de toucher une hache non pas avec la langue, mais avec le doigt pour disparaître complètement… Si seulement il peut y avoir une hache dans l’espace…

— Mais cela se peut-il ? dit distraitement Ivan Fédorovitch.

Il cherchait à rassembler toutes ses forces pour ne pas prendre pour une réalité son hallucination et ne pas achever de devenir fou.

— Une hache ? reprit l’hôte avec étonnement.

— Mais oui ! que ferait-elle dans l’espace ? demanda Ivan avec fureur.