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l’y forçât. Après l’avoir examiné, le médecin lui avait dit qu’il avait en elTet un dérangement cérébral et ne s’étonna point quand Ivan lui parla d’hallucinations.

— Cela n’est pas surprenant, dit le médecin. Il faudrait pourtant les contrôler… Il faut vous soigner sans retard, autrement cela empirerait.

Mais Ivan Fédorovitch ne suivit pas ce sage conseil. « Je marche bien, j’ai des forces. Quand je tomberai, alors qu’on me soigne si l’on veut ! »

Il avait donc conscience de son délire et regardait fixement un certain objet, en face de lui, sur le divan. Là apparut tout à coup, Dieu sait comment, un homme, ou plutôt un gentleman russe « qui frisait la quarantaine », comme disent les Français, grisonnant un peu ; les cheveux longs et épais, une petite barbe en pointe. Il portait un veston marron, évidemment du meilleur tailleur, mais déjà usé, datant d’il y a trois ans par exemple, et pas mal démodé. Son linge, son long foulard, tout était à l’instar des gentlemen du dernier chic ; mais à regarder de près, le linge était un peu sale et le long foulard assez défraîchi. Son pantalon quadrillé était bien coupé, mais trop clair et trop juste, comme on n’en porte plus maintenant. Son chapeau rond, en feutre mou, blanc, n’était déjà plus de la saison. En un mot, un mélange de comme il faut et de gêne. Il semblait que ce gentleman fût un de ces anciens pomiestchiks florissants du temps des serfs : il avait vécu, vu le grand monde, eu jadis de bonnes relations et peut-être même les avait-il conservées jusqu’à cette heure, mais, petit à petit, la gêne avait succédé à l’aisance, et le gentleman, après l’abolition du servage, était devenu quelque