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frère Ivan n’est pas comme Rakitine : il cache ses pensées ; c’est un sphinx, il se tait toujours. Dieu, l’idée seulement de Dieu me fait souffrir. Quelle est notre destinée, s’il n’y a pas de Dieu ? Que faire si Rakitine a raison, si cette idée de Dieu n’est qu’une imagination de l’homme ? Ce serait donc l’homme qui serait le maître de la terre ? Très-bien, mais sans l’idée de Dieu, comment l’homme restera-t-il vertueux ? Comment vivra-t-il ? À qui chantera-t-il des hymnes ? Rakitine dit qu’on peut aimer l’humanité sans Dieu. Le morveux, il affirme cela ! Pour moi, je n’en crois rien. La vie est impossible pour Rakitine : « Toi, me disait-il aujourd’hui, occupe-toi de conquérir des droits nouveaux à l’homme et d’empêcher le prix de la viande de trop s’élever : par là tu te rapprocheras de l’humanité et tu lui témoigneras plus d’amour que par toute ta philosophie. — Et toi, lui ai-je répondu, si Dieu n’existait pas, tu serais peut-être le premier, l’occasion échéant, à hausser le prix de la viande et à échanger un kopek contre un rouble. » Et en effet, qu’est-ce que la vertu ? Pour moi, je m’en suis fait une idée, mais ce n’est pas celle des Chinois : c’est donc une chose relative. Ou peut-être n’est-elle pas relative… Terrible question ! Tu ne riras pas si je te dis qu’elle m’a empêché de dormir deux nuits durant ? Je m’étonne qu’on puisse vivre sans y penser. Vanités ! Ivan ne croit pas en Dieu, il a une idée, une idée grande peut-être, mais il ne la dit pas. J’aurais voulu boire de l’eau de sa source, mais il ne parle pas. Une fois seulement il me dit…

— Quoi ?

— Je lui disais : « Alors, tout est permis ? » Il fronça