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votre prochain activement et sans cesse. À mesure que votre amour grandira, vous vous convaincrez davantage de l’existence de Dieu et de l’immortalité de votre âme. Et si vous arrivez à l’abnégation, alors vous croirez sans plus douter,

— L’amour actif ! Voilà encore une question, et quelle question ! Voyez-vous, j’aime à un tel point l’humanité que je rêve parfois d’abandonner tout, d’abandonner ma Liza, et de me faire sœur de charité. Dans ces moments-là rien ne pourrait m’effrayer, je panserais les blessés, je laverais de mes propres mains les blessures, je baiserais volontiers les plaies…

— C’est déjà beaucoup de pouvoir concevoir de tels désirs.

— Oui, mais pourrais-je longtemps supporter cette vie de dévouement ? continua-t-elle avec ardeur ; voilà ma plus grande inquiétude. Je ferme les yeux et je me demande : Aurais-je longtemps persévéré dans cette vocation ? Si le malade était ingrat, exigeant, si ses caprices me faisaient souffrir, s’il se plaignait de moi, que ferais-je ? l’ingratitude pourrait décourager mon amour pour l’humanité… je veux travailler pour être payée, comprenez-vous ? Je veux un salaire, je veux de l’amour en échange de mon amour, et sans cet échange, je ne puis aimer !

— C’est ce que me disait, il y a longtemps, un médecin, un homme avancé en âge et d’un très-grand esprit. Il parlait comme vous, avec sincérité, quoiqu’il affectât de plaisanter, — mais il riait jaune. Plus j’aime l’humanité, plus je déteste l’individu, me disait-il. Mes rêves s’exaltent parfois jusqu’au désir de me sacrifier pour l’humanité ; oui,